LES YEUX D' ASSAN

Publié le 20 Novembre 2009

 

Les yeux d’Assan

 

            Si tu as la chance de respirer un jour le vent du désert , ce vent qui fait soupirer les dunes d’une infinie caresse millénaire, il te racontera peut être l’histoire Amina : la femme qui ne s’aimait pas.

             Cette histoire écrite à même le sable te changera à jamais. Elle touchera ton cœur et tes yeux ne se poseront plus de la même façon, sur les choses, sur les hommes, ou sur toi-même .

              Ecoute si tu peux, et sois digne la confiance du vent...

              Comme tu l’as certainement compris, c’est au pays des hommes bleus, les Touaregs, les seigneurs du désert, que tout a commencé...

              C’est dans ce pays, où l’ombre et la lumière donnent vie aux dunes de sable fin, où l’esprit des hommes est aussi dépouillé que la terre brûlée; où les regards sont délavés par l’horizon, c’est dans ce pays que vivait Amina, une jeune fille belle comme l’eau qui jaillit des entrailles la terre, mais qui n’existe ici que dans les rêves des hommes ; ces hommes façonnés par le sable, qui possèdent une mélancolie perpétuelle, une lenteur d’âme, une sorte de tristesse digne et nourrissante que l’on rencontre parfois dans les yeux des slaves d’Europe : Un regard infini qui te poussera à te dépasser.

              C’est pourquoi quand, toute enfant, le cœur D’amena semblait lourd, personne ne s’en étonnait vraiment ; pas même son père, qui voyait là plutôt le signe d’une noblesse précoce.

              Mais les années passant, cette tristesse s’installa et rien ne pût la déloger.

              Tout ce qu’un père peut faire pour ramener la lumière et la chaleur dans le cœur de sa fille fût fait. Mais sans le moindre résultat.

              Sans que personne ne puisse dire pourquoi, la jeune fille ne s’aimait pas ! 

              Elle n’aimait pas son visage. Elle n’aimait pas son corps, pas plus son allure ou son esprit.

               Elle détestait les mots qui sortaient de sa bouche, et quelques fois elle trouvait même amère l’affection que lui vouaient ses parents ou ses amis, amère comme peut l’être un fruit volé à un enfant qui a faim ou comme une louange que l’on sait ne pas mériter

                En désespoir de cause, on décida d’envoyer Amena consulter un vieil homme, sage de son état, qui vivait seul à bien des jours de marche dans la direction du soleil couchant.

                Sans y croire vraiment la jeune fille fit le voyage, plus pour apaiser son père que dans l’espoir d’un quelconque résultat. Après de longs jours elle parvint au lieu de résidence du vieil homme.

                Lui la vit venir de loin ; elle semblait à peine fatiguée par ce long périple, ni le soleil, ni la soif n’avaient pu entamer sa grâce. Son pas était si léger que même le pisteur le plus habile n’aurait pu suivre sa trace.

               Elle prit place en face de cet homme sans âge, au visage dévorée par une barbe hirsute et à la chevelure abondante ; personne d’ailleurs n’aurait pu dire où commençait l’une et où finissait l’autre.

                Seuls deux yeux malicieux émergeaient de cette touffe blanchâtre.

 

                Le vieil homme ferma les yeux.

 « Il médite, se dit elle, ou il se perd dans quelque vérité céleste. »

               Mais en réalité rien de tout cela ; il fermait ces yeux pour mieux la respirer.

               On a beau être vieux et sage, quand une telle féminité se déplace, elle crée la turbulence dans l’esprit quiconque. 

« Que puis-je faire pour toi Amena ? »

« Tu es vraiment un saint homme ; comment connais-tu mon nom ? »

                Les yeux de l'homme parurent encore plus malicieux :

 « la sainteté n’est pas en cause » lui dit il, « une caravane est passée ce matin m’annonçant ton arrivée»

       A peine déçue elle lui confia les ombres de son cœur.

               Il l’écouta avec une attention infinie et quand elle eut terminé, il resta silencieux comme pour accrocher ses paroles au crépuscule naissant.

                Il ne lui parla ni de sa beauté, ni de sa grâce, ni même de son privilège d’appartenir à une famille respectée, ni de l’amour de son père, ni de rien qui était sensé la rendre heureuse ; il lui demanda simplement :

 « Amina as-tu un ou plusieurs amis fidèles ?»

« Oui dit elle et c’est là l’une des grandes interrogations de mon existence :

               Comment puis je bien mériter leur amitié ? »

  « Donnerais-tu ta vie pour eux ? »

« Bien sûr ! de toute façon, ma vie est méprisable... »

« Il existe une solution pour effacer à jamais la peine qui couvre ton âme : Comment se nomme ton ami le plus cher ? »

« Il se nomme Hassan »

« Va le voir et demande lui ses yeux. Tu pourras ainsi te voir avec ses yeux, mais lui restera aveugle... »

 « Jamais je ne pourrai demander une telle chose dit Amina. Que la tristesse s’attache à moi et à ma descendance plutôt que de plonger mon ami dans le noir» !

« Cette pensée t’honore dit le vieil homme hélas il n’y a aucune autre solution. » 

                Amina prit donc congé du vieil homme qui baissait une nouvelle fois les paupières pour méditer.

               Il l’a regarda s’éloigner et remercia Dieu pour cette vision.

               Son père l’attendait avec une grande impatience... Il ne tenait plus en place, et chacun redoutait la colère de cet homme tourmenté et avide de réponses.

               Mais l’arrivée de sa fille le laissa dans la plus grande des perplexités, car elle ne répondit pas à ses questions.

                Il envoya donc sur l’heure un homme en qui il avait toute confiance pour connaître la réponse du sage...

               Dès son retour, il fit saisir Hassan. Il aurait bien crevé les yeux de toute sa famille, pour donner un peu de joie au cœur de sa fille. Et quand on amena le jeune homme, par la force, il y eu un grand tapage dans le campement, si bien Amina en fut alertée et se précipita. Elle vit les serviteurs lier Hassan comme on le fait pour un brigand. Elle comprit instantanément et s’interposa.

 

               Tout ce vacarme fit sortir son père de sa tente et à la vue de cet homme puissant le silence se fit.

« Tu es un homme juste père ; tu ne pourras permettre une telle ignominie. » dit Amena

               Hassan, qui ne comprenait rien, demanda les explications auxquelles il avait droit...

               Le père prit alors le jeune homme sous sa tente et lui rapporta les propos du vieux sage.

« Il faut qu’elle puisse se voir avec tes yeux ! »

                Le jeune homme rit et son rire traversa le ciel.

 « Il ne s’agit que de mes yeux » dit il ?  « Tu n’as aucunement besoin de cordes ou de gardes pour les obtenir ; il te suffit de les demander... laisse moi simplement jusqu’au coucher du soleil que je puisse emplir mon âme de la lumière des dunes. »

               Le père accéda bien sûr à sa requête.

               Hassan s’assit donc un peu au large du campement pour contempler une dernière fois ce qu’il ne verrait désormais que par l’esprit et le cœur.

               On n’eut pas besoin de venir le chercher, au moment où le soleil disparaissait, rouge comme un sacrifice sanglant : il se tenait à l’entrée de la tente.

               Avec beaucoup de délicatesse cette fois on l’invita à y pénétrer, on le fit s’allonger sur la table haute des médecins. Le père d’Amina, s’approcha: son regard était grave et son front soucieux.

« Ne crains rien » lui dit Hassan « elle se verra désormais avec mes yeux et cette pensée réchauffe déjà mon cœur. »

               Le père salua le courage et la fidélité du jeune homme et sortit pour aller trouver la paix, une paix qui allait pourtant s’éloigner de lui durant cette longue nuit.

                Le jour finit par se lever, mais Hassan ne le comprit qu’en sentant sur sa peau la chaleur du soleil.

               Pourtant le jeune homme était radieux, une étoffe de soie noire nouée sur son visage.

               Ce n’est que plus tard que la jeune fille, elle, s’éveilla. Elle n’avait pu empêcher le sacrifice de son ami et se sentait plus méprisable que jamais...

               Puis on lui ôta le bandeau qui recouvrait ses yeux : le miracle avait fonctionné et dans le miroir en métal poli qu’elle tenait à la main, elle se voyait désormais avec les yeux d’Hassan.

               Ce qu’elle vit était à la fois semblable et différent, étranger et familier, mais surtout troublant.

               Elle reconnaissait ce visage qu’elle avait eu en aversion si souvent.

               Insensiblement elle sourit au miroir et son propre sourire l’apaisa : se pourrait -il qu’il produise vraiment cet effet sur les autres ?

               Elle se surprit à regarder son corps avec gourmandise ; chacun de ses gestes les plus familiers semblaient inscrire dans l’air chaud une danse millénaire. Elle se voyait brillante et généreuse. Un profond sentiment d’humanité, de compassion flottait autour d’elle comme une essence de chèvrefeuille.

               Elle était belle, elle était aimée, tout naturellement. Les questions, les mauvaises certitudes qui hantaient son esprit avaient disparu, délivrant en même temps son cœur de cet inutile fardeau.

 

                L’histoire s’arrête là et ne dit pas quel fût le devenir des personnages. Ainsi vont les paroles des conteurs au pays des mirages, elles s’envolent et il n’en reste rien, sauf parfois la silhouette délicate d’une jeune femme que forme le vent sur les dunes, une jeune femme qui ne s’aimait pas.

               Et si parfois toi aussi, petite fille, tu te surprends à ne plus t’aimer, regarde au fond des yeux de ceux qui te chérissent et tu y trouveras l’empreinte de ta valeur profonde. Ne laisse pas les mauvais génies de la nuit conquérir ton âme ; le plus cher de tes amis pourrait y perdre la vue...

               Quand la voix tomba avec le dernier geste, la jeune femme resta présente devant les yeux de tous encore un instant et le « potier des rêves » s’en délecta ouvertement.

    Puis l’expression de son visage changea, comme s’il n’était venu au monde que pour transmettre le récit qui allait suivre, comme si le sens profond de la vie était suspendu au fil de sa voix.

    Plus qu’une histoire, le conteur offrait à son assistance la balance céleste, celle qui pèse les véritables valeurs de l’existence des hommes, celle qui permet à chacun d’eux de connaître la nature même de sa fidélité. Une vie peut-elle vraiment se limiter à une seule vision ? Les mains de l’homme commençaient à inscrire la réponse à même la fumée qui emplissait à présent le lieu.

 

Rédigé par FRED6433

Publié dans #LE CHERCHEUR DE MOTS

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